L’enrichissement sans cause n’existait pas dans le Code civil de 1804. C’est la Cour de cassation qui a créé ce nouveau type de quasi-contrat en érigeant en principe général du droit la règle selon laquelle « nul ne peut s’enrichir injustement aux dépens d’autrui »[1]. L’ordonnance se contente essentiellement de codifier le régime jurisprudentiel de ce quasi-contrat auquel elle attribue toutefois une nouvelle dénomination : exit l’enrichissement sans cause, il faut désormais dire « enrichissement injustifié ». Ce changement terminologique est motivé par la volonté d’éradiquer la notion de cause du droit des obligations, il n’emporte aucune conséquence sur le fond.
L’action de l’appauvri contre l’enrichi est classiquement dénommée « action de in rem verso », à ne pas confondre avec l’action en répétition de l’indu qui repose sur un fondement différent (l’enrichissement injustifié et le paiement indu sont deux quasi-contrats distincts). L’enrichissement injustifié est un fondement autonome, ce qu’indique la formule de l’article 1303 : « En dehors des cas de gestion d’affaires et de paiement de l’indu […] ».
Articles en vigueur au 1er octobre 2016 | Articles abrogés le 1er octobre 2016 |
Art. 1303.- En dehors des cas de gestion d’affaires et de paiement de l’indu, celui qui bénéficie d’un enrichissement injustifié au détriment d’autrui doit, à celui qui s’en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement. | |
Art. 1303-1.- L’enrichissement est injustifié lorsqu’il ne procède ni de l’accomplissement d’une obligation par l’appauvri ni de son intention libérale. | |
Art. 1303-2.- Il n’y a pas lieu à indemnisation si l’appauvrissement procède d’un acte accompli par l’appauvri en vue d’un profit personnel.
L’indemnisation peut être modérée par le juge si l’appauvrissement procède d’une faute de l’appauvri. |
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Art. 1303-3.- L’appauvri n’a pas d’action sur ce fondement lorsqu’une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription. | |
Art. 1303-4.- L’appauvrissement constaté au jour de la dépense, et l’enrichissement tel qu’il subsiste au jour de la demande, sont évalués au jour du jugement. En cas de mauvaise foi de l’enrichi, l’indemnité due est égale à la plus forte de ces deux valeurs. |
Conditions : un enrichissement et un appauvrissement corrélatifs (art. 1303). Une personne doit s’être appauvrie, une autre doit s’être enrichie et il doit exister une causalité réciproque entre cet appauvrissement et cet enrichissement.
Conditions : l’enrichissement injustifié est une action subsidiaire (art. 1303-3). Cela emporte deux conséquences, toutes les deux expressément mentionnées à l’article 1303‑3. Premièrement, l’appauvri ne peut pas agir sur le fondement de l’enrichissement injustifié si une autre action lui est ouverte, comme une action en responsabilité civile ou une action en répétition de l’indu. Deuxièmement, l’enrichissement injustifié ne peut pas être utilisé pour contourner une règle de droit. Ainsi le créancier dont la créance est prescrite ne peut pas agir contre le débiteur sur le fondement de l’enrichissement injustifié, puisque cela reviendrait à contourner les règles de la prescription. Pareillement, celui qui a conclu un contrat lésionnaire ne peut pas agir contre son cocontractant sur le fondement de l’enrichissement injustifié. En réalité, l’enrichissement n’est pas injustifié dans ces deux hypothèses, il trouve sa justification, respectivement, dans les règles légales relatives à la prescription et dans le contrat.
Conditions : détermination du caractère injustifié de l’enrichissement (art. 1303-1 et 1303-2, al. 1er). « L’enrichissement est injustifié lorsqu’il ne procède ni de l’accomplissement d’une obligation par l’appauvri ni de son intention libérale. » (art. 1303-1) Il faut considérer cette liste comme non exhaustive, car elle semble trop restrictive. Ainsi l’appauvrissement du créancier et l’enrichissement du débiteur consécutifs à la prescription de l’obligation semblent justifiés par le mécanisme de la prescription, pourtant on ne peut pas dire que cet appauvrissement et cet enrichissement résultent de « l’accomplissement d’une obligation » ou d’une « intention libérale »… Il est vrai que l’article 1303-3 écarte expressément l’enrichissement injustifié dans cette hypothèse, mais il n’en demeure pas moins que la formule de l’article 1303-1 semble trop restrictive et il est probable que la jurisprudence ne s’y limitera pas.
« Il n’y a pas lieu à indemnisation si l’appauvrissement procède d’un acte accompli par l’appauvri en vue d’un profit personnel. » L’article 1303-2, alinéa 1er, consacre la jurisprudence selon laquelle il n’y a pas d’enrichissement injustifié lorsque l’appauvri a agi « à ses risques et périls et dans son intérêt »[2].
Conditions/effet : la faute de l’appauvri n’est plus un obstacle à l’action de in rem verso, mais peut limiter l’indemnité (art. 1303-2, al. 2). La jurisprudence de la Cour de cassation manquait de clarté sur ce point. Ainsi, en 2008, la première chambre civile énonçait, au visa de l’article 1371 ancien, le principe selon lequel « le fait d’avoir commis une imprudence ou une négligence ne prive pas de son recours fondé sur l’enrichissement sans cause celui qui, en s’appauvrissant, a enrichi autrui »[3], invitant ainsi à distinguer la faute d’imprudence ou de négligence de la faute lourde. En 2015, toujours sous le même visa, la même chambre énonçait que « l’action de in rem verso ne peut aboutir lorsque l’appauvrissement est dû à la faute de l’appauvri »[4], la formule, par sa généralité, semblait exclure toute distinction en fonction de la gravité de la faute. L’ordonnance retient une solution médiane : la faute de l’appauvri ne fait pas obstacle à l’action de in rem verso, mais elle permet au juge de « modérer » l’indemnisation. Le terme « modéré » n’est pas des plus heureux puisque le rapport remis au Président de la République précise que le juge peut aller jusqu’à supprimer totalement l’indemnisation : supprimer n’est pas modérer… Le juge réduira probablement l’indemnisation dans une proportion dépendant de la gravité de la faute.
Effet : l’enrichi doit verser à l’appauvri une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement (art. 1303 et 1303-4). Cela a toujours été le régime de l’enrichissement sans cause[5]. L’ordonnance indique que l’indemnité est, exceptionnellement, égale à la plus forte de ces deux valeurs lorsque l’enrichi est de mauvaise foi (art. 1303-4), il s’agit d’une sanction à l’encontre de l’enrichi[6]. Le même texte précise que l’appauvrissement doit exister au jour de la dépense, que l’enrichissement doit exister au jour de la demande, mais que leurs montants sont évalués au jour du jugement[7]. L’indemnité due par l’enrichi à l’appauvri est donc une dette de valeur, l’ordonnance s’éloigne ici de la solution jurisprudentielle classique. La distinction entre la date à laquelle l’enrichissement et l’appauvrissement doivent exister et la date de leur évaluation est en réalité inutile : si l’enrichissement ou l’appauvrissement ont disparu entre temps, le juge évaluera leur montant à zéro au jour du jugement et l’indemnité sera ainsi nulle… Il ne suffit donc pas de constater que l’appauvrissement existait au jour de la dépense et que l’enrichissement existait au jour de la demande : ils doivent en réalité continuer d’exister au jour du jugement.
Pour aller plus loin
(Bibliographie non exhaustive)
- R. Libchaber, « Le malheur des quasi-contrats », Dr. et patr. n° 258, mai 2016, p. 73.
- E. Terrier, « Les quasi-contrats dans la réforme du droit des contrats : ‘l’avenir d’une illusion’ », La réforme du droit des contrats : actes de colloque, 1ère Journée Cambacérès, 3 juillet 2015, Montpellier, Université de Montpellier, 2015, p. 139.
Notes de bas de page
[1] V. par exemple Cass. civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-13.285 ; Cass. com., 25 juin 2013, n° 12-12.341, inédit.
[2] Cass. civ. 3e, 26 févr. 1992, n° 90-18.042.
[3] Cass. civ. 1re, 27 nov. 2008, n° 07-18.875.
[4] Cass. civ. 1re, 19 mars 2015, n° 14-10.075.
[5] Cass. civ. 3e, 18 mai 1982, n° 80-10.299.
[6] V. Rapport remis au Président de la République.
[7] Le texte parle de « dépense », ce qui est excessivement restrictif : l’appauvrissement ne résulte pas nécessairement d’une « dépense » stricto sensu. L’appauvrissement peut par exemple résider dans la privation de jouissance d’un bien, dans un manque à gagner, etc.