Présentation des articles 1193 à 1195 de la nouvelle sous-section 1 « Force obligatoire »

Publié par Clément François

ATER à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
IEJ Jean Domat

On aurait pu s’attendre à retrouver l’ancien article 1134, alinéa 1er, siège de la force obligatoire des contrats, dans cette sous-section intitulée « force obligatoire ». Le Gouvernement a préféré mettre cette disposition, selon laquelle « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits », dans le chapitre contenant les dispositions liminaires (art. 1103). L’ancien article 1134, alinéa 3, qui fondait l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat, a également été transféré dans le chapitre consacré aux dispositions liminaires (art. 1104). Il ne reste donc dans cette sous-section relative à la force obligatoire que l’ancien article 1134, alinéa 2, relatif à la rupture du contrat d’un commun accord (mutuus dissensus), désormais codifié à l’article 1193[1], et l’ancien article 1135, qui a servi d’instrument au mouvement de « forçage du contrat » initié au début du siècle dernier par la Cour de cassation, désormais codifié à l’article 1194. La présente sous-section accueille également l’une des nouveautés majeures de la réforme : l’admission de la révision pour imprévision (art. 1195).

Articles en vigueur au 1er octobre 2016 Articles abrogés le 1er octobre 2016
Art. 1193.- Les contrats ne peuvent être modifiés ou révoqués que du consentement mutuel des parties, ou pour les causes que la loi autorise. Art 1134, al. 2.- Elles [les conventions] ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.
Art. 1194.- Les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi. Art. 1135.- Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature.
Art. 1195.- Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe.

L’admission de la révision pour imprévision (art. 1195). Dans la célèbre affaire du Canal de Craponne[2], la Cour de cassation a jugé que « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ». La théorie de l’imprévision a en revanche été consacrée par le Conseil d’État pour les contrats administratifs[3]. Si la Cour de cassation a maintenu depuis 1876 le principe de l’arrêt Canal de Craponne, certains arrêts ont semblé lui reconnaître des limites[4]. Par ailleurs, les parties ont toujours eu la possibilité de prévoir des mécanismes conventionnels de révision pour imprévision (clauses de hardship). Le nouvel article 1195 marque la consécration en droit privé de la théorie de l’imprévision et, corrélativement, un abandon de la solution dégagée par la jurisprudence Canal de Craponne.

Vidéo : L’imprévision dans la réforme du droit des contrats présentée par le Professeur Thierry Revet (6 min).

Les conditions de l’imprévision (art. 1195, al. 1er). Trois conditions cumulatives sont exigées : il faut qu’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat (1) rende l’exécution excessivement onéreuse pour une partie (2) qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque (3). Trois remarques. 1° Il ne faut pas démontrer que le changement de circonstances n’ait pas été prévu lors de la conclusion du contrat mais, et c’est plus compliqué, qu’il ne pouvait être prévu[5]. 2° Le fait que l’exécution soit devenue onéreuse est insuffisant : le changement de circonstances doit avoir rendu l’exécution « excessivement » onéreuse ; par ailleurs il faut que l’exécution du contrat soit devenue excessivement onéreuse après la conclusion du contrat, car si elle l’était ab initio on serait alors dans une hypothèse de lésion (qui n’est pas une cause de nullité, art. 1168) ou de contrepartie dérisoire (qui est une cause de nullité, art. 1169), et non dans une hypothèse d’imprévision. 3° Les parties peuvent accepter d’assumer le risque d’une exécution rendue excessivement onéreuse par un changement imprévu de circonstances[6], ce qui signifie que l’article 1195 n’est pas impératif et que les parties peuvent y déroger, ce que confirme expressément le rapport remis au Président de la République. Le risque de voir les clauses d’exclusion de l’article 1195 qualifiées d’abusives est toutefois grand dans les contrats d’adhésion.

Les effets de l’imprévision (art. 1195). Trois étapes sont prévues qui correspondent à une sorte de gradation : de l’étape la plus consensuelle, à l’étape la plus judiciaire. Le spectre d’une révision judiciaire du contrat est ainsi agité comme une sorte d’épouvantail pour inciter les parties à régler consensuellement le litige. On sait en effet que la possibilité pour le juge de s’immiscer dans le processus de détermination du contenu du contrat est encore perçue en France, par beaucoup, comme une source d’arbitraire et d’insécurité juridique : le contrat est la loi des parties et à ce titre elles devraient seules avoir la possibilité d’en déterminer le contenu[7].

Premier temps : la demande de renégociation. Cette étape préalable est obligatoire. La partie pour laquelle l’exécution du contrat est devenue excessivement onéreuse doit commencer par demander une renégociation du contrat à son cocontractant et, pendant le temps de la renégociation, doit continuer à exécuter ses obligations (art. 1195, al. 1er). À l’issue de la renégociation, les parties peuvent choisir, d’un commun accord, de modifier le contrat (art. 1195, al. 1er) ou d’y mettre fin (art. 1195, al. 2). Ce n’est finalement là qu’un rappel de l’article 1193 et on n’est pas encore à proprement parler, à ce stade, dans la théorie de l’imprévision. On est dans une phase totalement consensuelle : rien ne peut se faire sans le consentement des deux parties.

Second temps : si les parties n’arrivent pas à se mettre d’accord pour renégocier ou mettre fin au contrat, elles peuvent demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. On bascule alors dans une phrase semi-consensuelle : le juge ne peut être saisi que d’un commun accord (consensualisme), mais, une fois saisi, celui-ci procédera à l’adaptation du contrat (révision judiciaire). Le texte ne le précise pas, mais on peut imaginer que les parties aient la faculté de se mettre d’accord sur certains principes quant à la façon d’adapter le contrat et de confier seulement au juge le soin de mettre en œuvre ces principes pour réviser le contrat. Les points d’accord entre les parties devraient vraisemblablement lier le juge.

Troisième temps : si les parties n’arrivent pas à se mettre d’accord dans un délai raisonnable pour demander au juge de procéder à son adaptation, alors l’une d’elles peut lui demander de réviser le contrat ou d’y mettre fin. Le texte prévoit que « le juge peut (…) réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ». Il paraît évident que le juge peut refuser de procéder à la révision du contrat ou d’y mettre fin s’il estime que les trois conditions déterminées à l’alinéa 1er ne sont pas réunies. Le texte soulève en revanche plusieurs questions. Le juge saisi d’une demande en révision pourra-t-il décider de mettre fin au contrat, et inversement ? Autrement dit, si les conditions de l’imprévision sont réunies, le choix du remède est-il déterminé par le juge, ou le juge est-il lié sur ce point par l’objet de la demande qui le saisit ? Si le remède est déterminé par le juge, celui-ci dispose-t-il d’un pouvoir discrétionnaire ou souverain, ou son choix dépend-t-il de critères que la Cour de cassation précisera ?[8]

Une fois le principe de la révision ou de la fin du contrat décidé par le juge, celui-ci jouit d’une grande liberté pour déterminer ses modalités. L’article 1195, alinéa 2, prévoit en effet qu’il fixe la date et les conditions de la révision ou de la fin du contrat. Une certaine rétroactivité semble donc concevable.

Pour aller plus loin

(Bibliographie non exhaustive)

  • J.-S. Borghetti, « La force obligatoire des contrats », Dr. et patr. n° 258, mai 2016, p. 67.
  • Ch.-É. Bucher, « Le traitement des situations d’imprévision dans l’ordonnance : il manque la notice », Contrats, conc. consom. 2016, dossier 6 (n° 5, p. 32).
  • Ph. Dupichot, « La nouvelle révision judiciaire pour imprévision », Réforme du droit des contrats et pratique des affaires, dir. Ph. Stoffel-Munck, Dalloz, 2015, p. 73.
  • J.-F. Fédou, « Le juge et la révision du contrat », RDC 2016/2, p. 382.
  • N. Ferrier, « Le renforcement du rôle du juge dans la détermination et la révision du contenu du contrat (Rapport français) », La réforme du droit des obligations en France, 5e journées franco-allemandes, dir. R. Schulze et alii, Société de législation comparée, 2015, p. 73.
  • M. Latina, « L’imprévision », Blog Réforme du droit des obligations, dir. G. Chantepie et M. Latina, billet du 23 mars 2015, http://reforme-obligations.dalloz.fr/2015/03/23/limprevision/ [consulté le 03/06/2016].
  • Y. Picod, « L’imprévision contractuelle », La réforme du droit des contrats : actes de colloque, 1ère Journée Cambacérès, 3 juillet 2015, Montpellier, Université de Montpellier, 2015, p. 165.
  • Th. Revet, « Le juge et la révision du contrat », RDC 2016/2, p. 373.
  • Ph. Stoffel-Munck, « L’imprévision et la réforme des effets du contrat », RDC 2016, n° Hors-série d’avril 2016, p. 30.
  • V. Vigneau, « Libres propos d’un futur juge de l’inexécution », La réforme du droit des contrats : actes de colloque, 1ère Journée Cambacérès, 3 juillet 2015, Montpellier, Université de Montpellier, 2015, p. 155, spéc. p. 158 et s.
  • G. Wicker, « La suppression de la cause et les solutions alternatives (Rapport français) », La réforme du droit des obligations en France, 5e journées franco-allemandes, dir. R. Schulze et alii, Société de législation comparée, 2015, p. 107, spéc. p. 135-136.

Notes de bas de page

[1] Le texte précise que le contrat peut également être modifié d’un commun accord, ce qui va de soi, mais ce que l’ancien article 1134, al. 2, ne précisait pas expressément.

[2] Cass. civ., 6 mars 1876.

[3] CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux.

[4] Par exemple l’arrêt Soffimat (Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-67.369) : « Attendu qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’évolution des circonstances économiques et notamment l’augmentation du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n’avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l’économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l’engagement souscrit par la société Soffimat, ce qui était de nature à rendre sérieusement contestable l’obligation dont la société SEC sollicitait l’exécution, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ». Cet arrêt, rendu au visa de l’ancien article 1131, semblait admettre la possibilité d’une caducité du contrat pour disparition de la cause de l’obligation principale en cours d’exécution du contrat. La disparition de la cause résulterait de l’évolution des circonstances économiques qui aurait rendu l’obligation principale dépourvue de toute contrepartie réelle. Il faut toutefois noter que cet arrêt de 2010 était inédit et qu’un autre arrêt de 2014, également inédit (Cass. com., 18 mars 2014, n° 12-29.453), semble revenir sur cette solution. V. aussi, Cass. com., 3 nov. 1992, n° 90-18.547, arrêt Huard ; Cass. civ. 1re, 16 mars 2004, n° 01-15.804.

[5] Le caractère d’imprévisibilité rappelle celui appliqué pour caractériser la force majeure. La force majeure ne doit toutefois pas être confondue avec l’imprévision : ses conditions sont différentes (il faut établir l’irrésistibilité et l’extériorité de l’évènement, en plus de son imprévisibilité) et sa fonction est également différente (la force majeure agit en aval, en exonérant le débiteur de sa responsabilité, alors que la révision pour imprévision joue en amont en permettant la révision ou la résiliation du contrat et n’excuse aucunement les inexécutions antérieures, l’article 1195, al. 1er, obligeant les parties à continuer d’exécuter le contrat pendant sa renégociation).

[6] L’imprévu peut donc, en quelque sorte, être prévu !

[7] Cette instrumentalisation de la révision judiciaire du contrat à des fins comminatoires est ouvertement assumée dans le rapport remis au Président de la République : « L’imprévision a donc vocation à jouer un rôle préventif, le risque d’anéantissement ou de révision du contrat par le juge devant inciter les parties à négocier. »

[8] Voici un contrat d’approvisionnement conclu pour une durée déterminée entre un producteur et un revendeur, contrat qui prévoit la vente régulière de marchandises à un prix déterminé. L’explosion des matières premières fait que la fabrication et la vente des marchandises au prix convenu n’est plus rentable pour le producteur, l’opération est même fortement déficitaire pour lui et menace la viabilité de son entreprise. Dans cette hypothèse la solution semble être de réviser le prix de vente pour l’augmenter afin de rendre l’opération de nouveau économiquement viable pour le producteur. Mais quid si l’augmentation du prix de vente rend cette fois l’opération inintéressante pour le cocontractant ? Il se peut que le prix révisé devienne trop élevé pour le consommateur, si bien que le revendeur n’ait aucun intérêt à poursuivre l’exécution du contrat d’approvisionnement au prix révisé car il n’arrivera plus à revendre la marchandise. Dans cette hypothèse il n’y a aucune solution qui semble satisfaire les deux parties à la fois, et les prétentions de chaque partie sont légitimes : le producteur ne souhaite pas que la fin du contrat soit prononcée car il s’agit pour lui d’un contrat générant un important chiffre d’affaire qu’il a légitimement pu prendre en compte pour déterminer ses perspectives de croissance et ses investissements ; le revendeur ne souhaite pas que le prix soit révisé à la hausse car il n’arriverait plus à écouler la marchandise. La question finalement posée est alors la suivante : qui doit supporter le risque de l’imprévision ?

Comment citer cet article ?

C. François, « Présentation des articles 1193 à 1195 de la nouvelle sous-section 1 “Force obligatoire” », La réforme du droit des contrats présentée par l'IEJ de Paris 1, https:/​/​iej.univ-paris1.fr/​openaccess/​reforme-contrats/​titre3/​stitre1/​chap4/​sect1/​ssect1-force-obligatoire/​ [consulté le 28/03/2019].

Article publié le 29/06/2016.
Dernière mise à jour le 29/06/2016.